Les lecteurs de la lettre Vernimmen.net, dont je fais partie, ont pu lire les critiques assez fortes portées sur les experts indépendants nommés sur des opérations de marché dans le cadre d’attestation d’équité. Ce sujet a été évoqué dans les lettres N°126 (octobre 2014) et N°127 (novembre 2014). Nous consacrons un billet pour émettre quelques observations sur leur argumentation.
L’ouvrage Vernimmen et les articles de la lettre éponyme constituent une référence « doctrinale » intéressante et riche. Toutefois, toutes leurs positions ne sauraient constituer une position « de place » (ex : utilisation de taux court terme pour le calcul du coût des capitaux propres).
Dans la lettre Vernimmen des mois d’octobre et novembre 2014, deux articles d’actualité sont consacrés aux pratiques des experts indépendants AMF ; sont en particulier visés ceux de l’opération Orchestra. Le titre de cet article est particulièrement évocateur « Orchestra, ou une procédure pris en défaut ».
Le cas visé concerne une société (Orchestra) du secteur de la distribution textile pour enfant et de la puériculture. Les auteurs de la lettre rappellent que la société a connu une très forte croissance de son chiffre d’affaires et de son EBE depuis 2001, avec en outre des perspectives importantes sur les 5 prochaines années. Puis ils mettent en perspective les niveaux de multiples d’EBE médians des offres précédentes, ainsi que ceux des transactions de PME européennes de tailles moyennes avec ceux retenus par les experts indépendants retenus sur cette opération d’offre publique. En effet, le multiple d’EBE qui ressort du prix de l’offre apparaît relativement faible à 4,4x.
Sans contester l’ensemble des remarques des auteurs de la lettre Vernimmen.net, je reviens sur certaines d’entre-elles (les auteurs évoquent 18 « artifices » du présentateur de l’offre et indique que le premier expert « n’est pas en reste de son côté »…), dont l’argumentation apparaît pas si évidente et à relativiser :
1/L’ajout d’une prime spécifique
Les auteurs considèrent que l’ajout d’une « prime d’illiquidité dans le cadre d’une expropriation est un contre-sens et un abus manifestes puisque leurs actions vont leur être, qu’ils le veuillent ou non, rachetées en numéraire. Où est l’illiquidité qui justifierait une décote ? C’est comme si pour évaluer un terrain qui doit être exproprié pour la construction d’une autoroute, on lui appliquait une décoté sous prétexte que plus personne ne veut l’acheter maintenant que le projet de construction d’une autoroute est connu ».
L’ajout d’une prime spécifique est assez courant chez les évaluateurs pour déterminer un coût des capitaux propres ; si l’intégration d’une seule prime d’illiquidité n’est pas forcément judicieuse au cas particulier (s’agissant d’une société cotée), une prime de taille, qui trouve aussi d’autres fondements que l’illiquidité, pourrait se justifier. Plusieurs études empiriques (Ibbotson, Duff&Phelps, etc.) montrent qu’une taille plus réduite peut justifier d’un risque additionnel. Ainsi, il n’est pas fondé de considérer qu’une « expropriation » pourrait conduire à obtenir une valeur supérieure à celle du marché (puisque la prime additionnelle liée à la taille est réellement observée sur les marchés) sous prétexte que le vendeur est forcé de vendre son action, sauf à considérer une valeur « affective » à indemniser…
2/Modification du plan d’affaires
Les auteurs parlent du « second expert » qui « Pour converger avec les vues de l’initiateur qui l’a (indirectement) mandaté et qui attend un avis l’équité à 40 €, il ne lui reste plus alors qu’à…modifier le plan d’affaires d’Orchestra ! Et c’est ce qu’il fait en réduisant le taux de croissance annuel de 14% l’an à 5% l’an et ceci sans aucun contact avec les dirigeants opérationnels d’Orchestra… » ; « Si ce n’est pas la première fois qu’un expert indépendant revoit un plan d’affaires, c’est à notre connaissance la première fois qu’un expert indépendant le revoit à la baisse… ».
Selon moi, il n’est pas inconcevable de revoir un plan d’affaires, ou plus justement d’apprécier sa sensibilité en modélisant un scénario alternatif, plus optimiste ou pessimiste selon les cas. En effet, l’expert visé semble considérer un scénario alternatif dans la mesure où il s’agit d’un plan d’affaires volontariste utilisé notamment dans le cadre de la rémunération des dirigeants ; l’expert considère ainsi un « risque de non-exécution ». L’expert indique avoir construit les hypothèses de son scénario sur la base d’un échange avec le management de la société. L’argumentation des auteurs est donc assez surprenante ; faut-il considérer les « yeux fermés » les hypothèses de tous les prévisionnels ? L’opinion argumentée de l’expert est donc aussi importante dans la méthodologie à considérer ; le contexte de construction d’un plan d’affaires et les prévisions de croissance du secteur ne doivent ainsi pas être écartés dans l’analyse, quel que soit le contexte de l’évaluation. Bien entendu, ceci doit être réalisé avec discernement ; il serait ainsi raisonnable de considérer toutes les hypothèses de scénarios en les probabilisant par exemple. Il est à noter que les auteurs indiquent que c’est la première fois qu’un expert indépendant revoit le plan d’affaires à la baisse ; cette affirmation n’est pas tout à fait exacte, car de nombreux experts reconnus intègrent cela via le taux d’actualisation en ajoutant une prime de risque spécifique dans le coût des capitaux propres pour intégrer un risque de « non-exécution du plan d’affaires» ; de plus récemment, certains experts ont directement revus le plan d’affaires (plus rarement il est vrai) à la baisse (cf OPR Umanis).
Ces exemples montrent que certains postulats ne sont pas évidents ; sans me positionner sur le fond de cette opération, je souhaitais simplement attirer l’attention sur certaines déclarations des auteurs qui nous apparaissaient un peu trop « tranchée » sur certains sujets dans une matière « l’évaluation d’entreprise » plus complexe qu’il n’y paraît !